Les théories du rock (7): La musique industrielle est-elle encore de la musique? (illustrée par Coil- Horse Rotorvator (1986))

NB: Avant de vous proposer très prochainement vos compilations Soul Party (s’il y en a qui sont toujours intéressés, qu’ils se manifestent ci pour qu’on les attendent encore un peu), on va explorer un tout autre genre un peu aux antipodes du premier: La musique industrielle.

Cette rubrique, derrière la notion de « thèse », n’a pas la prétention d’être sérieuse, mais de réfléchir un peu sur le propos. C’est aussi l’occasion pour nous de vous présenter notre projet. (mais si, vous aussi, vous avez des « théories » sur le rock (notez bien les guillemets), notre blog vous est ouvert, pour ça, cliquez ici).

Le terme de musique industrielle est apparu fin des années 70 notamment avec le précurseur Throbbing Gristle, à qui l’on doit plusieurs formations dans son giron (de manière plus ou moins directe), même si pour certains tout commence avec le Metal Marchine Music de Lou Reed. Mais, de manière plus radicale, le groupe qui donnera tout son sens à ce terme d’industriel est l’allemand Einstürzende Neubauten qui utilisera de vrais sons et instruments issus du milieu industriel tels que marteau-piqueur, presse et autre perceuse.

Vous aurez certainement compris que, si la musique occidentale s’est largement définie autour de la notion de mélodie, ce mouvement s’en est allègrement détaché pour y greffer à la fois une (voire des) idéologie(s) souvent déroutantes tournés vers les tabous et toutes les ambiguïtés de la sexualité, l’ésotérisme, la pornographie, les drogues, la fascination de la violence et du chaos avec l’expérimentation musicale voire humaine à travers des concerts mêlant concept et performance. Ce qui caractérise l’ensemble de ces groupes fut bien entendu une forme de nihilisme mais aussi un profond désintérêt de la question commerciale.

Au delà de la volonté de choquer voire de déstabiliser totalement une partie du public non averti, il aura pour beaucoup poussé les limites de la notion même de musique. A partir de quel moment un son devient-il musique? Et n’y a-t-il pas une nouvelle forme d’esthétisme à travers l’emploi de ses sons et la mise en œuvre de cette démarche parfois jusqu’au boutiste?

Après tout, la réponse ne tiendrait-elle pas au titre du chanson d’Einstürzende Neubauten: Keine Shönheit ohne Gefahr, soit en français Pas de beauté sans danger.

J’ignore si, comme moi, vous vous êtes un jour demandés où se situaient vos limites en matière de musique. Il y a régulièrement eu dans ma vie des albums tests. Je pourrais certainement citer Trout Mask Replica de Captain Beefheart, le free jazz, Over the Rainbow  des Virgin Prunes, Tilt de Scott Walker et peut-être même à un moment donné l’opéra…. Mais à chaque fois, au delà des préjugés ou réticences ou doutes, ces musiques ont toujours fini par procurer un plaisir unique, acquis dans l’effort qui permet effectivement d’accéder à une nouvelle forme de beauté. Car, quelque part, comme on le sait depuis les surréalistes: La Beauté sera convulsive ou ne sera pas…

Au-delà des groupes précurseurs comme le Velvet Underground, Can, Kraftwerk, Pink Floyd, la musique concrète et d’un mouvement hautement intellectuel et culturel, c’est aussi un formidable passeur dans lequel on côtoie très vite les noms de William Burroughs, Marquis de Sade, Lautréamont, aussi bien que les plus douteux de Charles Manson, Alceister Crowley, ou des mouvements divers comme le surréalisme et le dadaïsme.

La musique industrielle va cependant plus loin car elle contient parfois une véritable agression sonore. J’avoue que, face à certains de ses disques, j’ai capitulé. D’ailleurs plus qu’une capitulation, il y avait l’idée même de me dire qu’on arrivait à une certaine limite, voire dans certains cas à une certaine fumisterie. Même si mes souvenirs sont parfois vagues, je me rappelle avoir entendu des morceaux de 10/20mn qui se limitaient à quelques sons de clochettes sur un vague bourdonnement, avec l’obsédante question de savoir quand le morceau commençait vraiment et découvrir qu’il n’en était rien… Sans doute qu’une écoute attentive, à fort volume et répétée (peut-être aidée par certaines substances) aurait-elle créé une forme de transe, mais je n’ai pas eu la patience ou l’énergie de tenter l’aventure, tout simplement parce que, pour ma part, je recherche une autre expérience avec la musique. . Autant je peux dire que certaines musiques ne sont pas faites pour moi (comme le Prog Rock interminable façon Tangerine Dream), autant certains disques de musique industrielle m’ont fait pensé que c’en était plus. On était dans l’expérience pour l’expérience et qu’on pouvait en faire des kilomètres sans rien faire avancer. D’ailleurs, beaucoup de groupes indus ont une discographie pléthorique que sans doute très peu ont intégralement écouté.

Pas de beauté sans danger…. Morceau qu’on retrouvera magnifiquement employé dans le cinéma de Michael Head (Heat)

Toujours est-il que cette musique contient en elle une forme d’exigence qu’il faut avoir en nous-même pour être en mesure de l’affronter et qu’en même temps elle dégage une puissance fascinante. Cette fascination, le rock ou la pop l’a très vite sentie voire assimilée. Chez nous, dès l’album Play Blessures de 1982, Bashung l’a introduite dans sa musique. Plus mainstream, le groupe Depeche Mode l’a lui aussi revendiquée, notamment dans Construction Time Again et Some Great Reward (y compris sur leur pochette).

Quelques années plus tard, un autre groupe allait s’interroger sur cette musique pour donner naissance à un nouveau mouvement musical majeur: The Jesus and the Mary Chain. Je me rappelle très bien de leurs premiers interviews où ils voulaient justement mélanger le bruit pur tel qu’on le retrouve dans la musique industrielle avec les mélodies les plus pures telles qu’on les trouvait dans la musique de Phil Spector. Et le fruit de cette réflexion s’appelle Psychocandy (1985), avec la scène Noisy Pop qui en découla(aujourd’hui appelée Shoegazing), et son mur de bruit/larsen derrière lesquelles ils dissimuleront effectivement de véritables et formidables trésors mélodiques.

Quand la musique industrielle devient étrangement abordable

Aujourd’hui, son influence se retrouve principalement dans deux directions opposées, le rock métal façon Ministry, Killing Joke (ou Marilyn Manson pour une partie de l’imagerie) et la techno. D’ailleurs nombre de musiciens suivront l’évolution de l’un des groupes fondateurs du mouvement, Cabaret Voltaire, pour basculer complètement dans cette mouvance. Le cas Nine Inch Nails se situerait entre les deux. Et si je le cite, c’est aussi pour son influence sur David Bowie dans son remarquable album Outside, qui lui aura permis de renaître sous le plan de la créativité après de longues années de disette.

Donc, sans pourtant dire que son influence est partout, la musique industrielle continue de susciter respect et fascination. Et s’y (re)adonner nécessite toujours de prendre un peu son élan, mais elle nous plonge dans un univers unique et riche qui nous emmène parfois aux confins de l’audible et… de la migraine. Pourtant, elle possède une force unique et stimule indéniablement la créativité par l’énergie et la rupture qu’elle implique avec le monde parfois si aseptisé et hypocrite qui nous entoure. Essayez d’en écouter sur le chemin du travail! Le monde autour de vous vous paraitra certainement absurde, aseptisé, au milieu ce flot de fourmis dans lequel nous nous enfermons volontairement, alors que dans le même temps on se sent en rupture et plus vivant face aux secousses et au bruit (pourtant plus que jamais issus de ce monde) qui nous envahissent les oreilles et la tête.

Depeche Mode sous influence Industrielle

Ainsi, presque 50 ans plus tard, son pouvoir dangereux et déstabilisant reste intact. Et ce n’est pas la moindre raison de venir s’y frotter de temps en temps. Pour illustrer mon propos, je vous propose d’écouter l’album de Coil (composé de deux membres dissidents de Psychic TV). On y découvre des morceaux tout à fait accessibles (dont une reprise très réussi de Leonard Cohen), d’autres un peu moins, mais la musique est composée d’une matière dense où la recherche de sonorités devient matière à part entière et le fruit d’une longue réflexion pour coller aux thèmes qui obsédaient alors le duo (une recherche sur Wikipedia anglais vous en donnera une meilleure idée que moi).

Francis

Coil- Horse Rotorvator (1986)

  1. « The Anal Staircase »
  2. « Slur »
  3. « Babylero »
  4. « Ostia (The Death of Pasolini) »
  5. « Herald »
  6. « Penetralia »
  7. « Ravenous »
  8. « Circles of Mania »
  9. « Blood from the Air »
  10. « Who by Fire » (Leonard Cohen’s cover)
  11. « The Golden Section »
  12. « The First Five Minutes After Death »

Vous pourrez vous ce disque procurer gratuitement sur le site Archive/org (à vous de cliquer à l’endroit qu’il convient).

11 réflexions sur « Les théories du rock (7): La musique industrielle est-elle encore de la musique? (illustrée par Coil- Horse Rotorvator (1986)) »

  1. Superbe texte Francis. Cet après-midi je m’écoute Blixa. Et après je ressors mes LP de Cabaret Voltaire. Mais le problème avec Blixa, c’est que l’ombre de Nick Cave plane et là j’en ai pour la semaine !
    Jean-Paul

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    1. J’ai vu sur Youtube des trucs super sur Einstürzende Neubauten. J’ai failli mettre un lien (si tu cherches c’est un montage qui s’appelle Halber Mensch qui dure 1h).
      L’ombre de Nick Cave, oui, mais on en parle plus parce qu’on s’est pris un bide intégral en parlant pendant toute une semaine. Du moins, c’était la Galaxie Nick Cave. Et effectivement, on n’avait pas parlé de la connexion Neubauten…
      En tout cas, content que ça t’ait donné envie de ressortir des vieux disques.

      Au fait, toi aussi tu as eu des disques qui ont défini tes limites au-delà desquelles tu avais le sentiment que ça n’était plus de la musique? Et tu connaissais Coil?

      Francis

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      1. Francis, merci pour le lien… Je vais m’y plonger.
        Pour Coil, je connaissais de nom mais pas d’écoute.
        Pour moi la première fois où j’ai eu l’impression que je n’écoutais plus de la musique, c’est en 1979 quand le LP « Event’76 » du groupe italien Area est sorti. Les 40 minutes étaient un peu longues. Bien qu’avertit par une version de « Caos » plus courte (9 minutes) qui était sortie 3 ans plus tôt.
        Et en passant bises à Audrey.
        Jean-Paul

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  2. J’ai eu la chance de rencontrer Nicolas Frize, il y a bien longtemps, qui est un compositeur qui a travaillé directement la matière industrielle dans les lieux tels que les usines et composé des oeuvres mettant en forme les sonorités du quotidien de celles ci. Les musiciens étant les ouvriers eux mêmes, le compositeur n’étant qu’organisateur de ces sonorités. Y ajoutant parfois me semble t’il des instruments de la lutherie musicale traditionnelle.
    La rencontre de deux univers et la prise de conscience de part et d’autre, ce, motivé par des projets visant (à l’époque où une politique culturelle voulait sortir du carcan embourgeoisé) à revaloriser le quotidien et à redéfinir l’idée d’art comme étant là, à portée du geste courant.
    Ces oeuvres ont été enregistrées je crois pour la plupart, la genèse filmée puis données en concerts par les ouvriers eux mêmes. Une sorte de suite des expériences de Pierre Henry.
    Là encore, effectivement, à l’écoute ce n’est pas spécialement ni beau ni même supportable parfois, mais l’idée, comme souvent en art concret, contemporain et même abstrait est de positionner la notion finalement cloisonnée de l’approche du sens du mot art.
    En tout cas c’étaient des commandes faites par les patrons des usines eux mêmes bien entendu relayées par les instances ministérielles.
    C’est suite à cette rencontre avec ce compositeur complètement barré tant que passionnant et incroyablement impliqué comme porteur d’une sorte de mission sociale que je me suis mis à écouter différemment ces musiques industrielles et les apprécier pour ce qu’elles représentent et pas forcément ce qu’elles génèrent au niveau d’une forme esthétique sonore. Donc cette fameuse limite à pourvoir dépasser si on le souhaite – ce qui n’est pas simple en soit…
    Un groupe français qui a progressivement barré dans ces univers entre électronique et bruitisme industriel c’est Art Zoyd (« Le champ des larmes », « Metropolis », « Häxan » …) – un univers captivant.
    Et pour conclure autre compositeur que j’ai eu la chance de rencontrer et vraiment sympathiser c’est François Bayle – là encore des univers d’organisation des sons tant électroniques que de l’environnement quotidien avec de l’industriel bien entendu.
    Bon j’arrête là, sujet très bien présenté et qui (re)sollicite pleinement.
    Super ! Merci pour cette plongée et la ré-évocation du Lou Reed, extraordinaire album expérimental.

    Quelques liens au hasard pour ceux qui veulent essayer…

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